La communication Pinocchio

ou la communication politique sur la « non pénurie » de masques pendant l’épidémie de COVID-19

Film Pinocchio de Matteo Garrone

En communication politique, il y a une différence entre raconter une histoire et raconter des histoires. Dans L’Art du mensonge politique, Jonathan Swift[1] distingue « l’action de vérité » et « l’art du mensonge ». Bien sûr, communiquer, c’est construire un récit, se montrer sous son meilleur jour, faire une photo de son meilleur profil. Il ne s’agit en aucune façon de se prévaloir de la vérité vraie. On peut lire sous la plume de Machiavel[2] : « Chacun entend assez qu’il est fort louable à un prince de tenir sa parole et de vivre en intégrité (…) Néanmoins on voit par expérience que les princes qui (…) ont fait de grandes choses n’ont pas tenu grand compte de leur parole, qu’ils ont su par ruse circonvenir l’esprit des hommes, et qu’à la fin ils ont surpassé ceux qui se sont fondés sur la loyauté. » Hanna Arendt[3] écrit à ce sujet : « la véracité n’a jamais figuré au nombre des vertus politiques et le mensonge a toujours été considéré comme un moyen parfaitement justifié dans les affaires publiques. »

De mi-mars à la mi-mai 2020, le Président de la République, les membres du gouvernement et les services de l’État se sont adonnés à une communication étonnante tant la pénurie de masques était une évidence. Cela a donné lieu à une forme inédite de mensonge politique : la « communication Pinocchio », dont les répercussions se sont faites sentir jusqu’à mi-juillet : de l’obstination des ministres à ne pas montrer l’exemple au manque de rigueur des Français, au point de se résoudre à rendre le port de masque obligatoire dans les lieux publics.

Pinocchio, tu as le nez qui s’allonge

Une pénurie ? Quelle pénurie ?

La séquence a très mal commencé. Lundi 16 mars, alors que la France entière était pendue à ses lèvres, la Président de la République n’a jamais prononcé le mot « confinement », malgré un discours fleuve et des orientations qui y ressemblaient fortement. Pourtant, les Français attendaient un mot d’ordre. Faute de consigne claire, les Français ont été livrés à leur propre interprétation, notamment en ce qui concerne la pratique du sport… Surtout, ne pas avoir nommé les choses a suscité la méfiance. 

Dans la partition qui s’est jouée les mois suivants, au Président la théorie et les allégories guerrières, au gouvernement la mise en œuvre et les explications. Une répartition des rôles somme toute classique dans la Vème République. Encore fallait-il que les explications soient à la hauteur de la situation et cohérentes avec la réalité sur le terrain. Force est de constater qu’en ce qui concerne les équipements de protection, cela n’a pas été le cas, alimentant la défiance des Français à l’égard de la gestion de la crise sanitaire.

Comme dans l’histoire de Pinocchio, le mensonge appelle le mensonge. Pris en défaut de pénurie de masques mais englués dans le refus de reconnaître l’évidence, Édouard Philippe, Olivier Véran, Jérôme Salomon, Sibeth N’Diaye… se sont enlisés dans une surenchère d’arguments, jusqu’à marteler l’inutilité des masques et l’incapacité des Français à en faire bon usage. De sorte que chaque intervention publique était un concours d’inventivité pour cacher ce qui sautait aux yeux, maquiller l’évidence, voire bomber un torse pourtant bien chétif. Jonathan Swift explique qu’un relais de dupes est indispensable à la diffusion du mensonge. « Il n’y a point d’homme qui débite et répande un message avec autant de grâce que celui qui le croit. » Ce qui peut expliquer cette dévotion. Mais l’escalade du mensonge peut aller trop loin. Hanna Arendt avertit « les trompeurs commencent à s’illusionner eux-mêmes. Le dupeur qui se dupe lui-même perd tout contact non seulement avec son public mais avec le monde réel. »

A tel point que, le 18 mai dernier devant les caméras de BFMTV[4], le Président de la République niait encore qu’il y avait eu pénurie. Début juillet, alors que le risque de 2ème vague ne pouvait être pris à la légère, les ministres du gouvernement Castex apparaissaient encore sans masque. Résultat : jusqu’à mi-juillet, un port de masque très aléatoire dans les lieux publics. Mais, dans ces circonstances, difficile de blâmer les Français.

Une règle d’or : la vraisemblance

Bien mentir n’est pas donné à tout le monde. « Il faut savoir colorer cette nature, être grand simulateur et dissimulateur », conseille Machiavel. Il n’est pas meilleur mensonge que celui qui repose sur un fond de vérité. Comme l’énonce Baltasar Gracian dans L’homme de cour : [le menteur] « raffine sa dissimulation en se servant de la vérité même pour tromper ». C’est le mentir vrai ou l’enfantin « c’est vrai ce mensonge ? » Dans L’Art du mensonge politique, il est rappelé une règle fondamentale, à savoir ne jamais dépasser les bornes de la vraisemblance. L’auteur « donne pour précepte de ne pas inventer des choses directement opposées » et recommande que « [les] Comètes, Baleines et Dragons soient d’une grandeur raisonnable et proportionnée ».

Or, dans l’affaire qui nous occupe, la pénurie de masques était tellement concrète, des affichettes « Plus de gel, ni de masque » en vitrine des pharmacies jusqu’aux suppliques des soignants, qu’il était impossible d’être réceptif à ce discours qui tentait de nous vendre une autre vérité. Un défaut d’autant plus criant lorsque la plupart des pays faisait le pari du masque, avec ou sans confinement, avec une facilité d’approvisionnement troublante.

Pire, il est concevable qu’il faille apprendre à utiliser correctement un masque. Mais pourquoi cet apprentissage serait-il plus difficile que celui des gestes barrières ? En quoi les Français seraient-ils moins aptes à porter correctement le masque que d’autres peuples ? Pour quelle raison était-il exclu d’enseigner ces gestes via des spots publicitaires, des affiches, une campagne media… ? Si ce n’est parce que la France n’avait pas de stock de masques.

Ironie de la langue, le mensonge des masques est un mensonge de travestissement d’une réalité matérielle (le niveau de stock). Il ne relève d’aucune des trois catégories identifiées par Swift[5] et ne semble pas avoir d’autre but que de cacher une réalité et dissimuler une responsabilité défaillante. En cela, le mensonge des masques est un cas d’école du discours politique qui prend ses distances avec le réel et les faits, l’observable et le palpable.

Dans l’Art du mensonge, on peut lire : « le mensonge politique est (…) L’Art de convaincre le peuple, l’art de lui faire accroire des faussetés salutaires, et cela pour quelque bonne fin ». En l’occurrence, le salut semble avoir été moins celui des Français que celui de l’État et des pouvoirs publics. Au contraire, les Français ont été plus exposés au virus puisque, du fait de ce défaut originel, ils ont longtemps rechigné à porter le masque.

« Qui dit un mensonge en dit mille. » Proverbe français

Alors, quel était le but recherché ? Faire oublier la pénurie de masques et de tests ? Refuser d’assumer l’impréparation et le manque d’anticipation ? Se concentrer sur le message Restez à la maison pour faire passer la pilule du confinement, seule solution possible faute de masques ? Conserver un capital-confiance déjà bien érodé par les Gilets jaunes, la réforme des retraites… ?

Sans doute, était-ce un mélange de craintes et de précautions. Une grande part d’orgueil aussi. Car le mensonge des masques, c’est le mensonge de Pinocchio, celui de l’enfant acculé refusant d’assumer sa part de responsabilité. Le mensonge est ici un réflexe de défense pour cacher le manque de préparation de l’État et l’absence d’anticipation du gouvernement. Pris en défaut, l’enfant commet un premier mensonge. S’il n’avoue pas, il ment à nouveau, puis encore et encore. Le petit mensonge devient grand. Finalement, il se voit comme le nez au milieu de la figure.

Cette « tête de bois » de Pinocchio[6] n’écoute pas le Grillon, il s’entête dans son mensonge et fonce tout droit vers le danger. Avant d’être sauvé par la fée bleue, il finit pendu par le Renard et le Chat. En tissant le fil du mensonge, le chef de l’État et les membres du gouvernement ont perdu en crédibilité et celle-ci se perd malheureusement plus vite qu’elle ne se gagne. Dès lors, la défiance croissante des Français vis-à-vis de la gestion de crise du gouvernement ne pouvait que croître, jusqu’au dépôt de plaintes auprès de la Cour de justice de la République.

Hanna Arendt pointe du doigt le risque encouru : « poussé au-delà d’une certaine limite, le mensonge produit des effets contraires au but recherché ». Swift aussi alerte les dupeurs : « comme les Ministres se servent quelquefois de ce moyen (…), il est raisonnable que le peuple emploie les mêmes armes pour les abattre et pour se défendre lui-même ». C’est le principe de l’arroseur arrosé et, de nos jours, de la course aux fake news. L’ancienne ministre, Sibeth N’Diaye en a fait les frais. Celle qui a incarné le mensonge des masques, de par sa fonction de porte-parole du gouvernement, a payé le prix de cette mascarade lorsque ses propos ont été déformés, le 21 juin, dans l’émission Dimanche en politique sur France 3[7]. « Je ne saurais pas expliquer à mes enfants s’il est normal ou pas de jeter des pierres sur les forces de l’ordre ». La citation outrageusement tronquée a tourné en boucle dans les médias et les réseaux sociaux. Pourtant, son argumentation, aussi maladroite fut-elle, était toute autre et tout à son honneur.

Il était une fois…

Faute avouée à moitié pardonnée

Pourtant, le gouvernement avait le choix d’opter pour une autre communication. Encore fallait-il commencer par un mea culpa et acter l’impréparation. Ensuite seulement, il eût été possible d’enchaîner avec une solution rassurante, enveloppée dans un discours enjolivé et marketé. Dans la mesure où l’anticipation avait été prise en défaut, la marge de manœuvre consistait à réparer et rassurer en donnant à voir la maîtrise de la situation et la capacité de décision, d’organisation et d’action de l’État.

Une fois les compteurs remis à zéro, le gouvernement aurait pu donner le départ d’un élan de solidarité nationale envers les soignants et les plus fragiles, prioritaires dans l’accès aux masques. Surtout, nos dirigeants auraient été en mesure de renverser la tendance pour devenir les chefs d’orchestre d’une mobilisation nationale et citoyenne : appeler les industriels à transformer leurs chaînes de production, les collectivités à créer des ateliers et les Français confinés à sortir leur machine-à-coudre. Des initiatives qui ont vu le jour, sans que l’État en soit l’instigateur.

Je suis persuadée qu’une séquence autour de « l’empowerment du peuple », à grand renfort de tutos en boucle sur les médias sociaux et d’appels à fabriquer des masques pour leurs voisins aurait favorisé l’adhésion des Français à la gestion de la crise par le gouvernement. Responsabiliser les citoyens, c’est autre chose que les infantiliser et les traiter d’incapables.

Face à une crise de cette ampleur, les Français auraient pu pardonner les manquements, les erreurs, les revirements. Encore fallait-il les reconnaître plutôt que mentir et s’enliser dans un mensonge qui, de fait, a paralysé un pan crucial de la stratégie sanitaire pour lutter contre ce virus.

A la fin du conte, Pinocchio a gagné en sérieux et en sagesse. Il est attentif aux autres et prend soin de son père. Il a gagné en humanité. Pour le récompenser, la Fée bleue le transforme en petit garçon. De ce point de vue, la popularité croissante d’Édouard Philippe jusqu’à son départ de Matignon n’était-elle pas la gratification du discours humble, prudent, détaillé et didactique du maître d’œuvre des plans de confinement puis de déconfinement ?

Le Figaro, article publié le 16 juillet 2020

« Au premier rang des mesures barrières, bien sûr, le port de masque »[8]. Que de temps et de crédibilité perdus entre le début de l’épidémie et l’interview du Président de la République le 14 juillet ! Un sentiment de gâchis prévaut puisque sur le chemin glissant du mensonge, la parole politique et publique s’est un peu plus abîmée et éloignée du peuple. La preuve : les consignes ne suffisant pas, le gouvernement n’a eu d’autre choix que d’imposer le port de masque dans les lieux publics.


Références


[1] L’Art du mensonge en politique, attribué à Jonathan Swift, a été écrit par son ami, John Arbuthnot, médecin et auteur satirique écossais. Edition préfacée par Jean-Jacques Courtine : « Le Mentir vrai ».

[2] Le Prince, Nicolas Machiavel

[3] Du mensonge à la violence, essais de politique contemporaine, Hanna Arendt

[4] https://www.bfmtv.com/politique/elysee/emmanuel-macron-nous-n-avons-jamais-ete-en-rupture-de-masques_VN-202005180210.html

[5] Mensonge de calomnie, mensonge d’augmentation des qualités d’une personne ou mensonge de translation des mérites d’une personne à une autre.

[6] Je recommande le film très poétique de Matteo Garrone.

[7] https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/droit-et-justice/sibeth-ndiaye-a-t-elle-vraiment-declare-qu-elle-ne-saurait-expliquer-a-ses-enfants-s-il-est-normal-ou-pas-de-jeter-des-pierres-aux-forces-de-l-ordre_4017581.html

[8] Emmanuel Macron lors de l’interview télévisée du 14 juillet 2020

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